Caroline Achaintre: entretien

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Abstract

Caroline Achaintre est née en 1969. Ces dernières années, son œuvre a bénéficié d’une importante visibilité : expositions personnelles à la Tate Britain en 2015, au MO.CO. à Montpellier en 2019, au CAPC-musée d’art contemporain de Bordeaux et à la fondation Giuliani de Rome en 2020, au Kunstmuseum de Ravensburg en 2021... L’artiste a également participé aux expositions collectives récentes sur la céramique (les Flammes au musée d’Art moderne de Paris en 2021 et Contre-nature au MO.CO. en 2022). Son travail se décline entre de grandes réalisations en laine tuftée, qui peuvent s’apparenter à des tapisseries, et la céramique, auxquelles se sont ajoutées des structures en vannerie. Les formes peuvent évoquer des masques primitifs, des figures inquiétantes et fantastiques. Son œuvre est donc très représentative d’une évolution de la scène contemporaine vers des travaux qui affirment leur matérialité, voire un lien avec l’artisanat.

Romain Mathieu

Article

Romain Mathieu Je voudrais d’abord revenir sur votre « expérience européenne » : vous êtes née en France, avez grandi en Allemagne, puis étudié à Londres, où vous vivez aujourd’hui. Cette expérience vous a peut-être rendue moins réceptive aux questions d’identités que déjouent vos œuvres, souvent ambiguës, convoquant plusieurs registres et, finalement, peu « identifiables ».

Caroline Achaintre Je suppose que vous avez raison. Pendant longtemps, je n’ai jamais remis en question les circonstances dans lesquelles j’ai grandi. Maintenant, avec le recul, je me rends compte que j’ai été un enfant européen. Je n’avais que deux ans lorsque j’ai quitté la France pour l’Allemagne et j’ai grandi dans le contexte allemand de l’après-guerre, où le sentiment de nationalité était brisé – ce qui est une bonne chose à mon avis. Mais j’ai gardé le contact avec ma famille française. J’étais donc déjà habituée à être dans deux mondes différents. Qu’aujourd’hui, mon travail veuille attirer l’attention sur différents pôles en participe sans doute. Je suis venue à Londres pour étudier au Chelsea College of Art and Design et ma perception de l’art contemporain a sans doute été façonnée par cela. C’est donc un triangle, et tout ces éléments sont présents dans mes œuvres d’une manière ou d’une autre.

RM Vous avez une galerie à Paris, Art : Concept. Votre travail a été montré récemment dans de nombreuses expositions collectives ou personnelles en France. Quel regard portez-vous sur la scène de l’art en France et en Angleterre ? Voyez-vous des différences entre les deux ?

CA Mon travail bénéficie d’un appui en France, et ce depuis de nombreuses années. Je pense que c’est vraiment fascinant ce qui se passe ici dans l’art contemporain. Les scènes sont difficilement comparables. Quand je suis allée à Londres en 1998, c’était l’époque de ce que j’appelle le post-conceptualisme. Maintenant, ça a complètement changé. L’art est davantage basé sur les processus. Mais j’ai l’impression que cette ouverture à la matérialité a eu lieu en France plus tôt qu’au Royaume-Uni et assurément plus tôt qu’en Allemagne. Quand j’ai commencé à travailler avec le tufting – on appelle ça de la tapisserie maintenant mais ce n’est pas tissé – j’ai toujours été amenée à le justifier ou à le classer : est-ce de l’art ou de l’artisanat ? Serait-ce du post-féminisme ? Ça, c’est déjà une meilleure question. d’autres me demandaient : pourquoi faire des choses avec vos mains ? Aujourd’hui, on voit beaucoup d’artistes qui travaillent de cette façon. J’ai senti qu’il y avait une certaine ouverture en France, surtout quand j’ai débuté mon travail avec la céramique.

Fabriquer des objets

RM Vous avez indiqué que votre décision d’utiliser la laine était un choix conceptuel, lié à votre intérêt pour le concept « d’inquiétante étrangeté », et pas celui d’une pratique artisanale. Néanmoins, dans votre travail, les matériaux, la main jouent un rôle essentiel. La vannerie s’est ensuite ajoutée à la laine et à la céramique. Il y a donc bien un lien à l’artisanat. Comment s’articulent ces trois médiums et quelle relation entretiennent-ils à l’artisanat ?

CA Avant de devenir artiste, j’ai travaillé en tant que forgeron. Après le baccalauréat, je voulais vraiment voyager, d’abord, et faire quelque chose avec mes mains. Je me suis rendue compte que je voulais m’inscrire dans une école d’art. J’ai étudié pendant deux ans en Allemagne. Je suppose que j’ai capté l’esprit de ce que j’appelle le travail post-conceptuel et j’ai essayé de me débarrasser de la matérialité. J’ai expérimenté avec le film, la photographie. C’était toujours assez opulent mais avec des matériaux non-tridimensionnels. Quand je suis allée au Chelsea College, j’ai dû décider par où je voulais commencer et j’ai choisi de « combiner les médias », mais très vite, j’ai recommencé à fabriquer des objets. Je pense que j’ai toujours eu ces deux affinités mais je ne pourrais jamais nier mon attraction pour la matérialité.

Apprendre vraiment correctement un métier artisanal implique une certaine lourdeur et une moralité, et je ne voulais pas intégrer cela. Quand j’ai commencé au Chelsea College, c’était encore très conceptuel et il y avait beaucoup de discussions sur nos motivations, sur pourquoi on faisait les choses. J’ai commencé à faire des dessins à l’encre. J’ai été attirée par l’inconscient, l’ »inquiétante étrangeté » exposée par Sigmund Freud, et pour cette raison, c’était une décision conceptuelle d’utiliser un matériau domestique. L’inquiétante étrangeté est comme une espèce de fantaisie, un esprit qui sort de quelque chose que vous voyez sous un jour différent mais qui est peut-être déjà là.

Au département textile, j’ai été initiée aux techniques et j’ai vraiment aimé travailler avec mes mains. J’ai vraiment bien réagi à la méthode du tufting parce que c’est assez physique. On ne voit pas vraiment immédiatement ce que l’on fait – la laine est tuftée de l’arrière –, c’est relativement rapide (par rapport au tissage) et ça a une forte présence. Je n’aurais jamais pensé travailler avec de la laine avant. Ce matériau peut être lourd, séduisant, affreux aussi, et j’apprécie beaucoup tous ces aspects. Il faut vraiment avoir une certaine quantité de laine tuftée pour que quelque chose commence à apparaître. C’est une travail additif : on commence et on crée cette apparition. C’est un processus qui me convenait vraiment bien, avec la combinaison de l’esquisse d’un plan et de la réaction à ce qui se passe dans la toile : c’est une façon très expressionniste de travailler.

Je pense que j’ai toujours voulu être sculpteur, mais je réfléchis plutôt en deux dimensions. Je voulais bloquer toujours plus l’espace alors j’ai commencé à travailler la céramique avec ce désir. J’essaie de créer tout cet environnement, ce langage. Dès mes débuts, je me suis également intéressée aux collections, de la préhistoire à l’ethnographie, donc pas seulement aux collections d’art mais aussi à toutes sortes de collections spécialisées. J’aimerais donc créer un univers dans lequel on peut entrer de manières différentes.

J’aime aussi travailler différents matériaux. L’argile est un matériau que je n’avais jamais utilisé auparavant, pas même quand j’étais enfant. Il est très réactif, peut-être beaucoup plus direct que le tufting. Il peut aussi être très séduisant, très brutal et tant d’autres choses. J’ai commencé le tufting en 2000, le travail céramique est arrivé peut-être six ou sept ans après et il y a une très forte correspondance avec chaque matériau. C’est une chronologie différente. J’aime aussi le fait que les œuvres en céramique peuvent être puissantes mais fragiles en même temps. La laine tuftée n’est pas vraiment fragile mais c’est du textile et c’est très vivant. Enfin, L’argile et la laine sont des matériaux à la portée de tout le monde.

Je n’ai pas fait beaucoup de vannerie. C’est une technique que j’ai expérimentée uniquement en collaboration avec d’autres. La première pièce, je l’ai faite toute seule, mais j’ai atteint les limites. J’aime beaucoup travailler avec les espaces d’exposition, l’agencement, l’architecture, d’une certaine façon, et les pièces en vannerie sont souvent comme des écrans, façonnées pour être une forme comme un dessin dans l’espace.

RM Si la céramique, la laine, la vannerie dans une certaine mesure font partie de nos environnements quotidiens, elles ont aussi une dimension primitiviste.

CA Oui, tout à fait. Je me suis intéressée aux expressionnistes, aux surréalistes, à André Breton et même à Picasso. J’ai commencé à regarder leurs énormes collections de masques africains. C’était une autre époque. Pour ce qui est de l’art préhistorique, c’est un dialogue très direct avec une certaine simplicité. C’est une ouverture aux choses de ce monde et d’un autre monde, la combinaison des deux, et aussi à l’idée animiste que les objets et les sujets peuvent être liés. J’ai l’impression que le dialogue entre les matériaux et moi-même est identique à celui d’il y a des siècles. Je n’essaie pas de copier : ma connexion avec ces pièces provient de la visibilité des matériaux, de l’immédiateté de l’apparence.

Je pense que nous sommes bien plus qu’un seul personnage. Pour revenir à votre question à propos de mes origines, il y a tellement d’influences qui nous échappent. J’ai vraiment fait beaucoup d’œuvres avec l’idée que plus d’une entité doit partager un corps. Il y a un décalage entre l’objet et le sujet mais aussi une coexistence entre sujets différents. La potentialité des œuvres pourrait être utilisée. Je n’ai fait qu’une seule performance mais j’aime le fait que les œuvres aient cette potentialité.

Transgression

RM On trouve aujourd’hui chez plusieurs artistes cette association entre une dimension fantastique ou primitiviste et une pratique reliée à une forme artisanale. Convoquer le fantastique ou l’animisme est-il une manière de montrer une autre relation au monde, à la nature ?

CA Il y a certainement un lien. Pour moi, l’art est un moyen d’évasion. C’est une porte vers une autre façon de voir les choses ou de les faire bouger.

RM Cet intérêt pour la matérialité est, comme vous le disiez, une évolution récente après le post-conceptualisme. Les expositions sur la céramique auxquelles vous avez participé sont symptomatiques de cette évolution. Je pense que la biennale de Venise de 2017 était assez emblématique de ce changement.

CA Pour moi, c’était l’édition de 2013, avec les peintures de Hilma Af Klint. C’était un changement non seulement en termes de matérialité, mais aussi de repli sur soi. C’était à nouveau suffisant de regarder en soi.

RM Vous avez aussi utilisé le cuir. Vous remarquez que le mot « fétiche » a deux significations, l’une religieuse et l’autre sexuelle. Je sais que vous avez été une lectrice de Georges Bataille.

CA Je pense que la transgression est une grande source d’énergie. J’ai lu Bataille pendant ma jeunesse. Cela m’a vraiment formé. Julia Kristeva et Georges Bataille m’ont ouvert les yeux sur la transgression, sur les règles d’attention et sur l’énergie. Je ne travaille pas forcément avec des provocations, mais je veux vraiment que les choses aient cette énergie aussi. C’est pourquoi j’utilise de nombreux matériaux, pas forcément artistiques. Le lien avec la sexualité n’est pas nécessairement explicite. Le cuir est difficile à utiliser parce qu’il est si chargé. Mais j’aime travailler avec un certain type de charge. J’ai fait quelques œuvres qui associent le cuir et la céramique. J’essaie de ne pas faire des choses trop évidentes.

RM Peut-être que la plus importante transgression dans votre travail se situe au niveau des catégories, des identités. Il croise le beau et le repoussant. Vos dessins se situent également entre abstraction et figuration. J’ai récemment proposé le terme d’« impure » pour les peintures qui se situent dans cet entre-deux[1].

CA Ça doit être ainsi. L’identification se fait de manière physique. J’aime l’idée de « l’impur ». Je pense que ce n’est pas si facile, mais c’est l’endroit où j’aimerais me situer.


Notes & Références

  1. Voir le dossier « Abstractions impures », artpress n°485, février 2021

Bibliographie

Pages liées

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